PRÉFACE


demers Monsieur Lucien Bonnet me demande d‘écrire une préface pour son ouvrage. Je le fais très volontiers. Connaissant M. Bonnet depuis une quinzaine d‘années, je sais la sincérité de ses efforts pour préciser et mettre sur papier ses idées sur la couleur noire et je ne peux que l‘encourager à s‘exprimer de la façon qu‘il a choisie. Ayant effectué moi-même un « virage vers la couleur » en 1974, j‘ai été de plus en plus séduit par le caractère multidisciplinaire et profondément humain de ce domaine. La couleur ne peut se comprendre qu‘en relation avec le sujet qui la perçoit. La couleur n‘existe pas dans les rayonnements ni dans les objets. Elle n‘existe que dans le sujet percevant, au moment où ce sujet peut déclarer : je vois rouge, vert ou autrement.

C‘est là un premier aspect. Par ailleurs, on l‘a graduellement compris, depuis deux ou trois siècles, la connaissance rationnelle de la couleur ne peut s‘approfondir qu‘en faisant intervenir toutes les sciences : chimie, biologie, physiologie, physique, mathématiques. Or, encore une fois l‘être humain intervient, il est à la fois le créateur et le porteur obligé de toute science : il est doublement vrai qu‘il n‘y a pas de connaissance rationnelle de la couleur en dehors de l‘humanité. Je viens de mentionner les sciences exactes et naturelles, mais la connaissance de la couleur requiert encore les disciplines des sciences humaines et celles des arts plastiques, et il faudrait ajouter la mode, le commerce et la publicité et, bien sûr, ce domaine technico-artistico-commercial qu‘est devenu la photographie. En définitive, la couleur importe dans presque tous les domaines où s‘exerce notre activité ou notre réflexion.

Cet aspect d‘universalité humaniste de la couleur que j‘ai cherché à mettre en évidence apparaît dans le présent ouvrage. M. Bonnet n‘a pu trouver mieux, pour exprimer sa pensée sur la couleur, que lui associer sociologie et politique d‘une façon tout-à-fait originale.

Il faut dire que sa pensée est orientée vers la couleur noire. Hérésie pour un physicien dès l‘abord, sans doute, mais qu‘importe ! Il est entendu qu‘il n‘y a pas de rayonnement correspondant à la couleur noire : pour un physicien, le noir résulte de l‘absence de tout rayonnement perceptible par la vue. Il ne s‘agit pas de rayonnement noir comme celui d‘une source d‘infra-rouge, ce qui, permettant la vision nocturne, fut si pratique à sa façon et si mortellement efficace dans la guerre contre l‘Iraq ; il ne s‘agit pas non plus d‘ultra-violet, de cette « lumière noire » suscitant des fluorescences dans l‘obscurité ; il ne s‘agit pas de ces innombrables rayonnements Hertziens totalement invisibles à nos yeux mais qui déterminent les couleurs de nos écrans dans nos récepteurs de télévision.

Il s‘agit, dans l‘ouvrage de M. Bonnet, de la couleur noire pour ce qu‘elle est et pour ce qu‘elle représente. Tous les marchands de peinture d‘art ou de bâtiment vous vendront du noir, et il en existe plusieurs dans les nuanciers. Les échelles savantes de la colorimétrie selon Munsell ou Oswald, l‘échelle des imprimeurs, contiennent le noir à l‘une de leurs extrémités. Le noir a droit de cité.

Le noir, ai-je écrit, mais quel noir ? Le noir, est-ce une perception visuelle, ou voulez-vous dire quelqu‘un ? Le sens ordinaire du mot est double en effet. À la question posée : « Que pensez-vous du noir » ? Monsieur tout le monde répliquera en demandant si vous voulez parler de la teinture de deuil, d‘ailleurs de moins en moins pratiquée, ou du monsieur aperçu au magasin.

Et là se situe la transition entre l‘aspect étriqué quoique déjà doublement humanisé du domaine abstrait couleur, et cet aspect autrement et profondément humanisé de la couleur que vit et expérimente toute personne de couleur, de couleur noire bien sûr.

Cette transition, cette jonction entre trois aspects humanisés de la couleur, M. Bonnet a le mérite d‘avoir tenté de la faire reconnaître, de la réaliser. En définitive, son œuvre est autant sinon plus sociologique et politique que scientifique. De toute apparence, M. Bonnet est le premier à concrétiser cette tentative.

Faut-il déclarer sa tentative touchante ? Certainement, lorsqu‘on connaît un peu des problèmes apparemment insolubles du peuple haïtien. Faut-il la déclarer profitable au point de vue scientifique, de la part d‘un photographe qui obtient de « beaux noirs » sur ses épreuves couleur ?

Un physicien pur et dur dira non. Un physiologiste sera peut-être moins catégorique, parce qu‘il sait que les plages noires, dans un paysage autrement pourvu de lumières, correspondent à un mode d‘excitation distinct.

Et j‘invoquerai la mémoire de Gœthe et celle de Bachelard. Si Gœthe revenait, lui qui a écrit un long Traité des couleurs, il serait sûrement attentif à la démarche contenue dans l‘ouvrage de M. Bonnet. Gœthe, dans son Traité de 1820, a constamment cherché des interprétations basées sur des apparences extérieures, ou sur des expériences humaines, refusant les doctrines du physicien Newton, qu‘il considérait comme un adversaire ; dans sa « controverse » ou plutôt sa critique contre l‘Anglais Newton, mort au siècle précédent, se mêlent des ressentiments politiques. À la vérité, s‘il est vrai que Newton a parlé de boules de lumière, anticipant de deux siècles sur la découverte des quanta par Planck et de Broglie, il faut reconnaître qu‘il n‘a nullement aperçu le caractère ondulatoire de la lumière, découvert seulement après lui et après Gœthe par Fresnel.

Plus près de nous, Bachelard a présenté une critique de la théorie de Gœthe, critique qui m‘a fait comprendre la raison de l‘opposition farouche qu‘entretiennent les physiciens d‘aujourd‘hui, les purs et durs à tout le moins, envers cette théorie. Gœthe plaçait les couleurs sur un cercle, qui fermait, dit Bachelard, les perspectives de l‘imagination et de la réflexion sur la nature des couleurs et de la lumière ; la théorie de Gœthe ne suggérait par suite aucune extrapolation, aucune possibilité de découvertes nouvelles. Au contraire, le spectre linéaire résultant de la décomposition de la lumière blanche par le prisme de Newton suggérait l‘exploration de part et d‘autre, vers l‘au-delà du rouge, vers l‘au-delà du violet, exploration qui en effet devait se montrer féconde, avec les rayons X, avec les ondes Hertziennes. Toutefois, malgré l‘opinion adverse de Bachelard, certains physiciens et biomathématiciens croient que la structure circulaire de Gœthe pourrait être pourvue d‘une fécondité potentielle pour l‘interprétation du monde physique.

Et voilà ce que j‘ai trouvé à écrire pour présenter l‘ouvrage de M. Bonnet. Je n‘ai guère développé l‘aspect politique, celui de la négritude, mais M. Bonnet s‘en charge. Pour conclure, je dirai vive la liberté de parole, vive la liberté de s‘exprimer et de chercher sa liberté politique, vive Haïti et surtout, vive ce sympathique Lucien Bonnet qui s‘est trouvé bien au Québec et vive son ouvrage qui saura vous intéresser autant que moi !

Professeur Pierre Demers,
Physicien (Université de Montréal)