CHAPITRE III


RELIGION OCCIDENTALE FACE AUX NOIRS

Dans le chapitre précédent nous avons pu constater à quel point l’Occident domine le Monde noir. Domination qui, nous le verrons dans le présent chapitre, tente de se justifier par toute une vision dévalorisante du Monde noir. La religion y est même utilisée à cette fin comme le souligne la présente « Lettre au Pape Jean-Paul II ».



LETTRE AU PAPE JEAN-PAUL II

Montréal, le 28 février 1983

Sa Sainteté le Pape Jean-Paul II,
Cité du Vatican,
Rome,
Italie

Très Saint-Père,

Je voudrais confier ma démarche auprès de Votre Sainteté aux soins de la Divine Providence qui dispose à son gré, selon ses louables desseins, des messages et des messagers.

Au mois de janvier 1979, tandis que vous étiez à Santo Domingo, dans les Antilles, en route vers Mexico, je me suis évertué, dans la mesure du possible, à vous faire parvenir une lettre et quelques documents annexes. Sans doute le contretemps dû à la livraison tardive du courrier dans ces pays en voie de développement alors que vous étiez déjà de retour à Rome, explique aujourd’hui ma nouvelle insistance à vous en communiquer la teneur.

L’annonce de votre voyage en Haïti, prévu pour le 9 mars 1983, a déjà provoqué des commentaires au niveau politique. Elle prête aussi à réfléchir sur cet aspect vaste et toujours actuel des relations Occident-Monde Noir : les préjugés anti-noirs dans le Christianisme et la Science.



Véritable fléau dans les relations interhumaines (conflits raciaux aux États-Unis, par exemple) comme dans les relations internationales (longévité du régime d’apartheid sud-africain), le racisme anti-noir prend des formes connues sous l’appellation de préjugés anti-noirs. Même si la partie visible de l’iceberg est manifeste au grand public, l’autre partie moins visible mais fondamentalement plus importante ne cesse pourtant de conditionner la vie entre les hommes et les peuples. Ce qui constitue aussi – et beaucoup de gens en sont conscients – un pesant handicap dans le cheminement même du progrès scientifique en Occident.

Si les préjugés anti-noirs chez les occidentaux originent d’une époque bien antérieure à l’arrivée du Christianisme, il n’en demeure pas moins vrai que par certaines interprétations et pratiques en Occident, cette religion n’a pas manqué de les favoriser et de les entretenir jusqu’à nos jours. Un savant français, Roger Bastide, nous en donne une très bonne illustration dans l’une de ses études. 1

Selon lui le Christianisme apporte avec lui une certaine symbolique des couleurs. Symbolique qui, en se propageant à travers une sensibilité formée par lui, même chez des hommes qui se prétendent détachés de la religion, alors qu’ils ne sont détachés que des Églises, et de leurs dogmes, soulève des remous qui ne peuvent que difficilement s’apaiser.

1. Il s’agit de sa communication lors du congrès « Conference on Race and Color » à Copenhague en 1965.

Il souligne aussi qu’il y a dans le racisme anti-noir infiniment plus que l’effet de ce symbolisme. En particulier des racines économiques. Ainsi, explique-t-il : « Lorsque des chrétiens ont voulu justifier l’esclavage, en faisant remonter la noirceur de la peau à une punition de Dieu, soit l’anathème jeté sur Caïn, meurtrier de son frère, soit celui jeté sur Cham, fils de Noé, qui avait découvert la nudité de son père, ils utilisaient sans doute le symbolisme de la noirceur, mais en deçà de ce symbolisme, ils inventaient des contes éthologiques, destinés à justifier à leurs propres yeux un mode de production, fondé sur l’exploitation des travailleurs Noirs « importés » d’Afrique.



« La grande dichotomie chrétienne », écrit à ce propos Roger Bastide, « c’est celle du blanc et du noir ». Le blanc, expression de la pureté et le noir du diabolique. Ce qui fait que l’opposition du Christ et de Satan, de la vie spirituelle et de la vie charnelle, du bien et du mal, se traduit finalement par cette opposition de la blancheur et de la noirceur qui subsume toutes les autres. Même chez l’aveugle qui ne connaît que la nuit.

Mais les mots prononcés ou entendus suffisent chez lui comme chez le voyant à entraîner la ronde des anges et des diables : « une âme noire », « la noirceur d’une action » ou « une sombre action », « la blancheur innocente du lys », « la candeur d’un enfant », « se blanchir d’un crime »…

Ce ne sont pas simples substantifs ou adjectifs. La blancheur se réfère à la lumière, à l’ascension dans la clarté, à la neige vierge et immaculée, au vol des colombes du Saint-Esprit, à la transparence limpide, tandis que la noirceur reste le paysage de l’Enfer, la couleur du Diable, comme celle des entrailles de la terre, des laves infernales. Dichotomie qui devient si impérieuse qu’elle peut entraîner d’autres couleurs derrière elle, le bleu céleste, simple satellite du blanc, manteau de la Vierge sans péché, le rouge des flammes de l’Enfer qui se métamorphose à son tour en une espèce de doublet sombre du noir.

Ce jeu d’associations d’idées fonctionne automatiquement, tant notre pensée est esclave de notre langage, lorsque « l’homme blanc » se trouve en contact avec un Noir.

Mario de Andrade a dénoncé, avec juste raison, les méfaits de ce symbolisme chrétien, aux origines même du préjugé de couleur. Et en Amérique, lorsque un nègre est accepté, pour le détacher du reste de sa race, on dit de lui :« C’est un nègre, oui, mais à l’âme blanche ».

Les conséquences néfastes issues de ces préjugés anti-noirs véhiculés par la civilisation chrétienne occidentale ont déjà été largement constatées au niveau sociopolitique (esclavage, conflits raciaux, apartheid, etc…). Et la nocivité de ces préjugés est telle que même le domaine scientifique que l’on croyait à l’abri de cette contagion ne semble guère épargné.

« La ségrégation raciale à l’égard des Noirs prend racine, par delà tous les facteurs historiques ou économiques, dans l’idée de la contagiosité d’une couleur diabolique ».

Cette constatation faite par Roger Bastide paraît d’une manière plus évidente encore dans le domaine des Sciences dites exactes qu’est l’Optique.

En effet, dès que l’on aborde cette discipline scientifique qui concerne l’étude de la lumière sous toutes ses formes, on se bute immédiatement à des ambiguïtés, à des imprécisions, à des interprétations équivoques ou fantaisistes, voire même contradictoires.

La notion de couleur issue d’expérimentation à caractère scientifique découle, en Occident, de la fameuse démonstration à laquelle se livra, en 1665, le célèbre savant anglais Isaac Newton.

Cette expérience consiste à faire passer un rayon lumineux visible, appelé « lumière blanche », à travers un prisme dans une chambre noire, et provoquer la décomposition de cette lumière en un spectre continu de toutes les couleurs. Il est aisé de constater que cette expérience et les conséquences qui en ont découlées sont loin d’être scientifiques ou concluantes.

Les disputes de Gœthe, le plus illustre des écrivains allemands et savant de grande valeur, sont d’ailleurs bien connues à ce sujet. En 1791, à l’âge de 42 ans, Wolfgang Gœthe écrivait sa Contribution à l’Optique, prélude à une série d’études qui aboutiront à la publication de la Théorie des couleurs et aux Matériaux pour l’histoire de la théorie des couleurs publiés de 1805 à 1810. Toute l’œuvre de Gœthe sur les couleurs est en réalité dirigée en un âpre combat sur ce qu’il appelle l’erreur de Newton.

En 1827, il s’élève contre les professeurs qui continueront à exposer la théorie de l’illustre physicien, parce que selon le mot de Gœthe lui-même, « ils doivent à l’erreur leur existence ».

En parle aussi, de nos jours, le professeur Carl Sagan, commentateur scientifique bien connu et savant de la NASA. L’une des disciplines qu’il assume, l’Exobiologie, lui permet de scruter les nuages les plus sombres de l’univers où existe l’ADN, formule nécessaire à toute forme de vie. Les ténèbres de l’espace, à son avis, cachent jalousement d’incroyables ressources bénéfiques à la Science. Or, il décèle dans la recherche de pointe telle la recherche astrophysique un ensemble de préjugés anti-noirs qui, selon lui, sont autant de freins pour l’avancement des découvertes de l’ère spatiale : « Après Apollo, dit-il, les savants ont été découragés. Vous savez pourquoi ils ont été découragés ? Parce que le ciel sur la Lune est noir. Ça les a déprimés. Vous croyez qu’il s’agit d’une blague ? Pas du tout. Les savants sont plus fragiles qu’il n’y paraît. Or le ciel de Mars est rose. Les voilà qui reprennent espoir ».

2. Catherine Delaprée, « L’homme clef de Viking ; Et maintenant il faut tout revoir… ».
 Le Point no 204 - 16 août 1976, pp. 48-49.

La réalité de ces préjugés de couleur tient à la notion même de « lumière » telle que nous la connaissons encore aujourd’hui. Newton, on le sait, avait cru démontrer que la lumière blanche se décompose à travers le prisme en une série de sept rayons réfractés qui produisent sur l’écran où ils sont projetés des couleurs passant du rouge au violet. Selon Newton, la lumière blanche renferme différentes lumières dont chacune est plus sombre qu’elle en tant que partie de l’ensemble. Quant à la plus sombre de toutes, l’obscurité, elle ne saurait, dit-il, constituer qu’une absence de lumière.

À cela, Gœthe s’était opposé : « Cette clarté transparente qui paraît devant l’obscurité, c’est la preuve de la loi selon laquelle la lumière n’est qu’un mélange de lumière et de ténèbres, à des degrés divers » déclara-t-il en 1826.

Alors, qu’est-ce que la lumière, sinon l’effet d’une cause ? En physique, elle répond à la loi universelle de la conservation de la matière et de l’énergie. Sous une forme ou sous une autre, elle se mesure : « Avec l’avènement de nouvelles techniques tant au sol que dans l’espace, on mesure aujourd’hui la luminosité des objets célestes dans pratiquement tout le spectre électromagnétique, des ondes radio aux rayons gamma en passant par l’infrarouge, l’ultraviolet et les rayon X… » disent deux savants MM. Trinh Xuan Thuan et Thierry Montmerle dans une récente étude sur la masse invisible de l’univers.3

Dans cette Optique, la lumière est visible et invisible, comme l’univers, et cela se dit en termes très scientifiques, très sophistiqués entre experts. Tandis que dans le langage courant l’interprétation de tous les jours nous ramène au prisme où l’on prend pour acquis que les jeux sont faits, la réponse d’avance toute trouvée par prisme interposé.

3 Trinh Xuan Thuan et Thierry Montmerle dans : La masse invisible de l’univers,
 La Recherche no 139 - décembre 1982, p. 1438.

Mais le prisme est un agent neutre, dépourvu de préjugés. De même le serait aujourd’hui un ordinateur dont le programme serait l’objectivité. Cernons-le de plus près. Dans la chambre noire de l’expérience, d’un angle il reçoit l’obscurité, de l’autre un faisceau de lumière blanche. Le prisme met en situation ces deux éléments. À son niveau le rayon lumineux incident se trouve transformé, adouci sous l’effet de l’ombre environnante. Jouant le rôle de mélangeur d’ondes, le prisme intègre à la fois la lumière blanche et l’obscurité. Il en fait la synthèse « in vitro » selon un degré donné dans l’échelle des gris actuellement bien connue dans le domaine de la photographie et de la télévision en couleurs. Sous l’effet du rayon incident qui agit comme un projecteur le rayon réfracté, d’un gris très subtil, passe à travers le prisme. Issu à la fois dela lumière blanche et de l’obscurité se forme, dans une chambre quasi noire sur un écran quasi blanc, le spectre continu de toutes les couleurs.

De même un surplus de lumière blanche qui n’a pas été utile à la démonstration se retrouve sous forme diffuse, mélangée à l’obscurité de la salle. « Cette clarté transparente » dont parlait déjà Gœthe de manière si intuitive, la Science d’aujourd’hui l’appelle « la luminosité ». C’est une quantité mesurable.

Trois cents ans ont passé. Aujourd’hui l’un des plus grands physiciens - mathématiciens au monde, le professeur Stephen Hawking, titulaire à Cambridge d’une chaire jadis occupée par Isaac Newton, déclare que l’univers contient des matériaux encore non identifiés ; il appelle cette inconnue : « la matière noire ». Selon lui, cette matière invisible est de quatre-vingt-dix à quatre-vingt-dix-neuf fois plus abondante dans l’univers que toutes les autres matières connues.

Non sans raison, Gœthe s’élevait contre « ceux qui doivent à l’erreur leur existence », c’est-à-dire les professeurs qui continuaient à exposer la théorie trouvée partiale de l’illustre physicien. À la décharge de Newton, il faut le dire aussi, l’erreur est du domaine de l’homme et la vérité scientifique est sans doute partielle.

À en croire donc la loi universelle de la conservation de la matière et de l’énergie qui dit que « rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme », l’erreur, tôt ou tard, n’a d’autre alternative que de s’amender ou de se dissiper ; la vérité scientifique, notion elle-même très relative, de se réajuster ; les aspects néfastes de certaines pratiques religieuses de s’effacer ; les attitudes négatives dans la recherche scientifique de disparaître à mesure que l’Optique elle-même rejoint les lois de la Physique énergétique, dont le matériel expérimental se trouve aussi bien dans les laboratoires terrestres, que dans l’espace ou les étoiles.

« Cette obscure clarté qui tombe des étoiles » suggère aujourd’hui qu’il faut redéfinir le mot « lumière ».

« À l’échelle cosmique comme à l’échelle terrestre l’obscurité ou la noirceur fait partie intégrante, sine qua non, du processus de la lumière et de la couleur. »

 

J’implore à nouveau votre paternelle bénédiction.

Lucien Bonnet